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May 10, 2014

Spectrum # 12

Perchée du haut de mes talons, je scrutais du regard une âme sincère et intriguante. Si mes 24 dernières années de vie m’auraient appris une chose, c’est que la vie a une bien drôle de façon de nous surprendre. J’espérais donc de savoir ce que j’allais retirer d’avantageux de cette soirée médiocre. Mon sourire sarcastique démontrait ma déception devant ces moutons à nœuds papillons. Pfff, mais que dis-je, des brebis à barbichette plutôt, celles que l’on caricaturise souvent avec un oculaire à l’œil, un toxedo ironique sur le dos, mais un cœur vide….vous me suivez? Ces personnes qui se permettent d’avoir des boutons de manchettes en or 18K mais qui sont réticents à dire un ‘je t’aime’ public à leur bien-aimée et qui seraient prêts à leur acheter des orgasmes avec des cadeaux diamantés.
(...à suivre...)

C’était malheureusement à ce genre de personne dont j’avais à faire en cette soirée. L’inauguration de notre toute nouvelle galerie d’art devait d’être médiatisée pour assurer un succès à long terme et nos nombreux contacts se sont montrés utiles pour la cause. On avait réussit à rassembler avec beaucoup d’effort les œuvres de peintres et photographes locaux pour l’exhibition. Les toiles et photographies étaient affichées sur tous les pourtours de la salle; On ne pouvait les manquer de vue. Et pourtant, personne ne semblait tant soit peu intéressé par l’expression ultime de liberté qui se dégageait de chacune d’entre elles. C’était là la plus grande peine pour l’âme artiste en moi. 
J’étais donc là, accotée sur la table haute à observer la scène déprimante avec un sourire forcé sur les lèvres et du brandy dans mes veines. Ma partenaire en affaire et meilleure amie depuis toujours, elle, savait très bien comment flatter les gens dans le sens du poil. Elle tourbillonnait entre ces invités, socialisant et agissant comme l’une d’eux. Diplomate comme elle est, seule moi pouvais savoir qu’elle ne faisait pas partie de leur espèce. Tous ces CEO et VP à qui elle parlait me paraissaient toutefois champions dans l’art de porter du Hugo Boss à la perfection et de se parfumer d’un ego démesuré.  Ils me sont répugnants, encore plus que leur cigare dans la gueule.  Et ils étaient tous pareils, répétant à qui veut bien l’entendre des chiffres qui font écarquiller les yeux des interlocuteurs qui se laissent emporter par l’effet de l’opium. 
Cette opium du peuple que Marx pensait être la religion à fait du chemin à mon avis. Et oui, les temps ont changés mon vieux. Désolée de t’annoncer ça comme ça du haut de mes jeunes années, mais je dois t’avertir que l’argent s’est joint au jeu. Elle est devenue elle-même la religion intelligente du peuple. Elle cause des guerres, créée des divisions sociales, change les valeurs des gens, procure un sentiment de puissance et d’invincibilité, promet la vie éternelle, mais par-dessus tout elle fait tout cela sans que ses adeptes n’en soit conscients. Mes pensées me firent lever mon verre à tous les Marxistes et prendre une bonne gorgée de cet affreux alcool qui ramena mes esprits dans la salle.

Bref, j’avais atteins le summum de l’ennui, et quand cela se produit, je passe à un autre niveau. Tout le monde a une phobie dans la vie. La mienne, c’est l’ennui. Et l’oubli. 

J’apercevais une dame dans la mi-quarantaine, avec un gros diamant au doigt et un mari au bras, scrutant une peinture abstraite affichée au fond de la salle, mon ultime favorite. Je m’approchais curieusement afin de tenter d’entendre le premier propos intelligent de la soirée.

-Ah chéri, regarde cette forme là en perspective… ça peut parraître subtil mais c’est définitivement la représentation du doigt divin que l’on retrouve très souvent dans les peintures du Moyen-âge, dit-elle en pointant une minuscule touche de peinture bleue dans le coin supérieur.

- Bien joué! Ah, tu es si douée pour lire entre les lignes… Tu aurais surement peint un chef-d’œuvre beaucoup plus significatif que celui-là. 

-Oh, non ne dit pas ça. Cet artiste… comment s’appelle-t-il? Miguel? Et bien, il est plutôt bon. J’aime bien ce qu’il a commencé, mais tu vois, cette grande tâche rouge au beau milieu de la toile vient tout gâcher l’agencement des teintes de bleues en arrière-plan.

Ce couple là me donnait la nausée. Ils ne faisaient que vomir élégamment un cours théorique d’art abstrait amateur. N’importe quoi… J’étais si offusquée que j’en ris. 

Vraiment? Devant une toile de la grandeur de  votre miroir murale, tout ce que vous avez cherché à y voir c’est votre interprétation à la con d’une trace de pinceau? C’est tout ce qui a attiré votre attention Madame
Ça explique bien le choix de cet homme que vous accessoirisez si bien à votre bras... C’est si facile de dire des grands mots, de toujours chercher plus loin des propos sans substances, de vouloir impressionner avec des sottises. Ce qui est difficile, c’est de décrire les choses selon l’émotion qu’elles évoquent en nous. 
Là est le défi, madame. 
Toute personne peut décrire ce qu’elle voit à travers ses lunettes fumées, mais rares sont ceux qui les retirent en prenant le risque de s’aveugler. 
Rare sont ceux qui se sentent libre d’affronter cette peur. 
Quelle peur dites-vous? 
La peur de voir la vérité crue, Madame.

Vous voyez,  cette toile, ce n’est pas de la peinture. Non, ce n’est pas de l’art. 

C’est un son, c’est un cri. 

N’entendez-vous pas, ne voyez vous pas? Ne vous saute-t-il pas aux yeux que cette longue trace de peinture rouge ‘’gâchant’’ l’œuvre est en fait son essence même? 

C’est un hurlement. 

La voix agonisante d’une mère qui donne naissance. 

La première bouffée d’air d’un nouveau né. 

C’est le poignard enfoncé dans le cœur d’un ami. 

La cruelle morsure de l’ironie dans notre chair. 

C’est la trace de sang d’une fraiche déviergée.

C’est une belle voix perçante, agressive. 

Un cri de passion. 

Une lumière aveuglante. 

Une voix crue. 

C’est le cri de l’âme d’un être enfin libre. 

Cette trace rouge, c’est l’essence même de la liberté, c’est ce qui fait parler cette toile. 

Ce qui fait rire, ce qui fait pleurer cette toile. 

C’est ce qui donne une âme à l’art, au monde, à l’Homme. 

C’est le début de tout et la fin de rien du tout. 

C’est l’audace de la peur, Madame.




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